Chapitre 1 : Poser des Questions

Jessie Lascaux gara son camion sous l'ombre d'un grand sapin. Elle éteignit le moteur, et le bruit s'évanouit. Elle resta immobile quelques instants, appréciant le silence soudain.

Dans le rétroviseur, elle voyait la lueur bleutée de ses cheveux noirs. Ses yeux étaient gris. On lui disait souvent que son visage avait quelque chose de l'aigle.

Elle ne verrouilla pas le camion en sortant. Il n'y avait jamais personne ici. Elle suivit la route jusqu'au cimetière au sommet de la colline. Les tombes étaient envahies par les mauvaises herbes.

Elle trouva les tombes qu'elle cherchait et arracha les mauvaises herbes. Sous la chaleur de l'été, Jessie essuya la sueur de son visage avec la manche de sa chemise. Puis elle alluma une bougie et déposa des roses sauvages sur les tombes.

Elle connaissait bien la plupart des tombes. C'étaient ses ancêtres : une longue lignée de noms anglais, français et amérindiens. Pourtant, il y avait deux pierres tombales au tout début de la lignée dont elle ne savait rien. La date était effacée par le temps, mais les noms étaient encore lisibles : Kimi et Pierre Lascaux.

Chapitre 2 : Le Démon

Kimi avançait à travers les buissons, un vieux fusil entre les mains. Elle se déplaçait sans bruit dans ses vêtements en cuir. Quelques instants seulement s'étaient écoulés depuis qu'elle avait entendu les premiers cris. Elle aperçut une clairière à travers les arbres sombres. Au loin, la rivière coulait rapidement.

Au milieu de la clairière ensoleillée, deux formes se débattaient. L'une était noire, trapue et couverte de fourrure. Elle grognait et rugissait. L'autre forme était claire, grande et élancée. C'était un homme ! Et il criait.

Kimi ne voulait pas tirer sur l'homme, alors elle visa à côté exprès. Il y eut un grand bruit, et de la fumée jaillit du canon du fusil. L'ours recula, terrifié, et s'enfuit vers les arbres. Elle visa à nouveau, mais l'animal était trop rapide.

Ses oreilles bourdonnaient. Ses narines étaient remplies de l'odeur de la poudre à canon. L'homme était allongé sur l'herbe, gémissant doucement. Une de ses jambes était noire de sang.

Kimi réalisa qu'il portait un jean, des bottes et une chemise bleu clair. L'importance de ce qu'elle avait fait la submergea soudainement. Le visage de l'homme était pâle et couvert de taches de rousseur. Ses yeux étaient gris. Elle avait sauvé un homme blanc. Un meurtrier. Un ennemi.

Heureusement, il n'y avait pas de temps pour réfléchir. L'homme saignait rapidement. Il fallait agir. Kimi saisit sa jambe au-dessus du genou et appuya. L'homme cria fortement. Elle lui banda la jambe avec un foulard.

Des gouttes de sueur apparurent sur son front. Pourtant, il dit : "Merci."

Kimi connaissait un peu l'anglais, mais la façon dont cet homme le parlait était différente.

"Ton nom ?" demanda-t-elle.

"Pierre," dit l'homme. Le "r" venait du fond de sa gorge.

"Je suis Kimi. Tiens, prends ma main."

Elle l'aida à se lever.

"Ouf," gémit-elle. L'homme était deux têtes plus grand que Kimi et très lourd. Elle passa son bras autour de son cou et l'aida à boiter vers les arbres.

"Non," dit-il. "L'autre côté."

"Où est ton camp ?" demanda-t-elle. "Je ne peux pas y aller. Ils me tueront."

"Non," répondit-il. "Pas de camp. Bateau. La rivière… C'était trop rapide. Je me suis écrasé là," expliqua-t-il en anglais hésitant. "Les hommes m'ont laissé là. Ils ont pris mes affaires. Ils ont dit que si je venais à pied, ils me rendraient mes affaires. Je savais qu'ils mentaient. Je les ai entendus parler. Ils m'ont appelé 'vermine française'."

"Il y avait une guerre dans l'ancien pays. Alors ils ne m'aiment pas. Même ici. Pas de nouvelle vie pour Pierre. Pas de nouveau départ. Les Français tuent les familles anglaises. Ou peut-être l'inverse. Alors maintenant ils se haïssent, pour toujours."

Kimi comprenait seulement la moitié de ses paroles. Elle savait qui étaient les Français et les Anglais. Mais la guerre dans l'ancien pays ? Elle ne savait pas de quoi il parlait.

Il était clair qu'il n'avait nulle part où aller, et sa jambe était en mauvais état. Il n'irait pas loin. Elle fit la seule chose à laquelle elle pouvait penser : elle l'emmena chez elle.

"Et l'ours ?" demanda-t-elle alors qu'ils titubaient à travers les bois.

"Je venais de la rivière, et je suis tombé sur l'ours. Je pense que l'ours était surpris et effrayé, comme moi. J'espérais qu'il fuirait, mais au lieu de cela, il a attaqué. Ses griffes m'ont coupé, mais j'ai combattu. Et puis j'ai entendu un coup de feu."

Ils arrivèrent dans une petite clairière dans les collines. Il y avait deux huttes dans la clairière. Le reste de la tribu avait déjà migré dans les montagnes, depuis que les trappeurs et les mineurs blancs avaient commencé à envahir la région. Le grand-père de Kimi, Mingan, était trop vieux pour faire le voyage. Elle restait avec lui. Il y a des années, il lui avait appris à chasser et à cueillir. Maintenant, elle pourvoyait à leurs besoins.

"Qu'est-ce que tu as fait ?" demanda Mingan en les voyant arriver, ses yeux grands ouverts de peur. Il tenait une hache dans sa main.

"Rien," répondit Kimi. Ils parlaient dans leur langue maternelle, et Pierre ne les comprenait pas. "Il a été attaqué par un ours."

"Que t'ai-je dit des centaines de fois ? Si tu vois un démon blanc, tu cours dans la direction opposée aussi vite que possible."

Et pourtant, il aida Kimi à déposer doucement Pierre par terre.

"Fais ce que tu veux avec lui," dit Kimi avec colère. "S'il est si mauvais, tu n'auras aucun problème à t'en débarrasser."

Elle tourna le dos et partit en trombe. Elle ne savait pas si elle était plus en colère contre elle-même ou contre Mingan. Elle aurait dû laisser l'ours en finir avec lui, pensa-t-elle. Ainsi, ni elle ni Mingan n'auraient à le tuer.

Chapitre 3 : Le Tournant

L'homme blanc traversa une mauvaise fièvre. Il se tourmentait dans des rêves fébriles. Il criait dans une langue inconnue. Mingan observait son corps tremblant avec anxiété. Mingan attendait que la fièvre tue l'homme blanc. Mais au lieu de cela, l'homme blanc guérit.

"Nous ne pouvons pas le tuer," dit-il à Kimi au troisième jour. "Les esprits ont décidé de le mettre sous ta garde. Nous allons aider le démon et prier pour qu'il ne nous fasse pas de mal."

Kimi sourit. Le soir, Pierre était assez bien pour boire de la soupe. En une semaine, il était à nouveau joyeux. Il chantait fort en français et boitait d'arbre en arbre. Il essayait d'aider Mingan, qui le regardait avec peur et méfiance. Pour le plus grand plaisir de Pierre, Kimi lui apprit quelques mots de leur langue.

"Que fait-il ?" se plaignait Mingan à Kimi. "Il devrait construire un canoë pour retourner là d'où il vient. Au lieu de cela, il choisit de rester ici et de m'ennuyer."

"Je ne pense pas qu'il ait nulle part où aller," répondit Kimi. "Je pense qu'il essaie d'aider parce qu'il a honte d'être un fardeau."

En deux semaines, la jambe de l'homme était presque guérie.

"Je pense que je peux maintenant faire le voyage de retour," dit-il à Kimi dans un mélange d'anglais et de leur langue maternelle. Kimi regarda ses yeux gris sérieux et vit qu'il était sincère. Le lendemain matin, elle se leva tôt et l'aida à préparer son voyage.

Alors que le soleil se levait, Pierre se retourna une fois de plus vers eux.

"Merci," dit-il. "Vous êtes des amis pour Pierre plus que vous ne le savez. Vous m'avez aidé plus que quiconque dans le monde des blancs. Je ne l'oublierai jamais."

Alors qu'il se retournait pour partir, Mingan s'effondra soudainement.

"Il y a une terrible faiblesse dans mon corps," dit Mingan, haletant.

Pierre jeta son sac à terre et courut pour aider Kimi. Ensemble, ils portèrent Mingan dans la hutte.

Dans les jours qui suivirent, il devint clair qu'il n'y avait aucun moyen pour Pierre de partir. Un côté du corps de Mingan était paralysé. Pierre, maintenant presque guéri, était un homme fort et pouvait facilement porter Mingan.

"Je suis guéri maintenant," dit-il à Kimi. "Je vais fabriquer des pièges. Tu verras, Pierre est un bon trappeur. Beaucoup de nourriture et de fourrure."

"Il a raison," dit Mingan. Il parlait avec difficulté. "Nous avons besoin de lui maintenant. Il doit rembourser sa dette. Tu l'as aidé avant, et maintenant il peut nous aider," dit Mingan à Kimi.

Kimi remarqua que Mingan n'appelait plus Pierre un démon.